19

 

Au début du mois de Thot, tandis que le fleuve commençait sa crue et que les fellahs travaillaient jour et nuit à rentrer les récoltes avant que les eaux hivernales envahissent les champs, Touthmôsis s’enrhuma. Depuis quelques jours il refusait toute nourriture et se plaignait de maux de tête. Dès que sa température monta, il resta couché. Son médecin lui prescrivit du jus de citron chaud avec du miel additionné de pulpe de cassier, breuvage qu’il prenait avec répugnance, et il s’entoura de toutes sortes d’amulettes et de fétiches. Au bout de trois jours, la fièvre n’était pas tombée bien que les symptômes du rhume aient disparu.

Le médecin alarmé alla trouver Hatchepsout qui, en compagnie d’Inéni, contrôlait les dépenses du temple, tandis que dans un coin Néféroura jouait avec ses poupées.

— Comment se porte Touthmôsis aujourd’hui ? demanda-t-elle brièvement, le regard fixé sur le rouleau de papyrus, l’esprit toujours absorbé par ses comptes.

Le médecin se tenait, mal à l’aise, devant elle, une main sur le scarabée d’or qui pendait sur sa poitrine creuse.

— Le puissant Horus n’est pas bien du tout, commença-t-il. (Devant le ton qu’il employa, Hatchepsout se retourna vivement, toute son attention concentrée sur lui à présent.) Le rhume est terminé, mais la fièvre ne tombe pas et Sa Majesté s’affaiblit.

— Alors, faites immédiatement venir les magiciens. La fièvre est une question que l’on règle avec les charmes et les amulettes. Quels soins lui avez-vous donnés ?

— J’ai soigné la gorge et le nez, Majesté, et le mal est parti. Je ne peux rien faire de plus. Le pharaon réclame votre présence, mais je ne suis pas favorable à une visite.

— Pourquoi ?

— Son souffle dégage des humeurs malignes. Je suis désolé d’avoir à le dire, Majesté, mais je pense qu’il serait mieux de ne pas l’approcher.

— Sottises que tout cela Depuis quand pense-t-on que je redoute une odeur déplaisante ? Inéni, nous nous en tiendrons là pour aujourd’hui.

— Est-ce que mon père est très malade ?

Néféroura avait abandonné ses poupées et scrutait de ses yeux sombres le visage du médecin, qui regarda Hatchepsout avec un air d’impuissance. Hatchepsout s’agenouilla vivement et, repoussant de la main une mèche rebelle, posa un baiser sur la joue de la petite fille.

— Oui, il est malade ; mais il ne faut pas t’inquiéter, dit-elle doucement. Le pharaon n’est-il pas immortel ?

L’enfant inclina la tête avec solennité.

— Vous allez le voir à présent ? Puis-je venir moi aussi ?

— Non, prends tes poupées et va retrouver Senmout. Si tu le désires, tu peux aller voir les animaux pendant que je suis occupée. Ça te fait plaisir ?

Néféroura fit un nouveau signe de tête, mais elle ne courut pas ramasser ses jouets. Hatchepsout la laissa là, debout, le regard fixe, tandis qu’Inéni regroupait ses rouleaux.

L’atmosphère de la chambre de Touthmôsis était suffocante et malodorante. Il était allongé sur le dos et gémissait doucement. Elle se pencha pour l’embrasser et sentit qu’il avait la peau brûlante et toute sèche. Elle eut un mouvement de recul, soudain alarmée.

— Hatchepsout, murmura-t-il, en roulant la tête de son côté, dis à ces imbéciles de m’apporter de l’eau. Ils ne veulent pas me donner à boire.

Elle jeta un regard de reproche au médecin, prête à laisser exploser sa colère, mais le vieil homme répondit avec fermeté :

— Sa Majesté n’a droit qu’à de petites gorgées, dit-il. Je lui ai dit que boire trop à la fois ne ferait qu’augmenter ses souffrances.

— Sornettes que tout cela, grommela Touthmôsis en s’agitant sur sa couche.

— Du moins doit-on pouvoir lui donner un bain, dit Hatchepsout sur un ton tranchant. Qu’on apporte de l’eau chaude et des linges. Je vais le laver moi-même. Et qu’on tire les rideaux. Comment peut-on dormir dans cette atmosphère étouffante ?

Les esclaves, serrés les uns contre les autres dans un coin de la pièce, s’empressèrent vers les fenêtres.

— Vous, là, approchez avec votre éventail, ordonna-t-elle, la voix cassante.

Touthmôsis ferma les yeux pour savourer l’air caressant qui balayait son corps.

— Je suis brûlant, murmura-t-il à nouveau.

Il se prit à grelotter et à claquer des dents, en agrippant ses couvertures de ses mains tremblantes. Vivement inquiète, elle tapota ses oreillers.

— Ne t’inquiète pas, Touthmôsis, dit-elle. J’ai fait appeler les magiciens et bientôt la fièvre te quittera.

Il s’agita et gémit sans répondre. Un esclave s’approcha avec une bassine d’eau chaude. Tout en retirant ses bagues. Hatchepsout lui ordonna de la poser à côté du lit. Elle additionna l’eau d’un peu de vin, y plongea un linge et frotta le visage de Touthmôsis. Il eut un faible sourire en prenant ses mains dans les siennes. Avec douceur, elle repoussa les draps et entreprit de laver entièrement ce corps qui présentait un aspect terne, malsain et gonflé. Sans savoir de quoi il était atteint, elle pensait que les formules magiques se révéleraient sans doute d’une piètre utilité.

Quand elle eut fini, elle se lava les mains à l’eau claire et remit pensivement ses bagues. Penchée sur lui, elle lui dit à l’oreille :

— Touthmôsis, les magiciens sont arrivés. Je dois m’en aller à présent car on m’attend. Mais je reviendrai et je te laverai à nouveau. Cela te fera plaisir ?

Il respira son parfum, léger et agréable. Il avait envie de se retourner, d’ouvrir les yeux, mais l’effort était au-dessus de ses forces et il se contenta d’un signe de tête.

Elle se leva :

— Commencez immédiatement, ordonna-t-elle aux magiciens silencieux. Vous ne vous arrêterez que lorsque le pharaon sera en état de quitter sa couche pour retourner à la chasse.

Elle leur adressa un rapide sourire et, à peine refermait-elle la porte, qu’elle entendit retentir les sons de la profonde mélopée.

Elle fit tenir un message à Aset, lui donnant l’autorisation de rendre visite à Touthmôsis, mais lui interdisant de se faire accompagner de son fils sous quelque prétexte que ce soit. Elle donna ordre au garde du corps chargé de porter le message d’attendre pour s’assurer que ses ordres seraient bien obéis.

Elle s’arrêta un instant dans l’atelier de Tahouti, une vaste pièce toujours emplie des fumées du métal brûlant. Ils discutèrent des projets concernant les sols du temple, qui devaient être d’or et d’argent martelés, et posés par ses soins. Il profita de sa présence pour lui montrer quelques coffres de cuivre qu’il préparait à l’intention du maître des Mystères. Elle fut favorablement impressionnée, appréciant la délicatesse de la ciselure et l’assemblage fait avec amour, et elle se promit de parler à Inéni de ce jeune artiste.

Lorsqu’elle retourna dans la chambre de Touthmôsis, elle trouva le médecin qui l’attendait à la porte, les membres de l’entourage du pharaon, en cercle autour de lui, l’air effrayé.

— Majesté, il vaudrait mieux ne pas entrer. Le pharaon dort mais d’un sommeil qui n’augure rien de bon. Sa peau est couverte de pustules.

— Où se trouve Aset, la seconde épouse ? demanda-t-elle.

— Elle était là il y a un instant, mais je l’ai priée elle aussi de regagner ses appartements.

En dépit des protestations du médecin, Hatchepsout pénétra dans la pièce.

— Arrêtez ! dit-elle aux magiciens dont les incantations s’interrompirent aussitôt.

Elle s’approcha de Touthmôsis. Il reposait sur le côté, la bouche ouverte, et respirait difficilement. Ses couvertures avaient glissé jusqu’à la taille et elle constata que le haut de son corps était recouvert de petites pustules blanches qui ressortaient sur la peau luisante et jaune.

— C’est bien la peste, murmura-t-elle à l’intention du médecin qui l’avait suivie.

Il secoua la tête et leva les bras d’un air battu.

— L’une des formes de la peste, s’empressa-t-il de répondre.

Silencieux, abîmés dans leurs pensées, ils contemplaient le pharaon endormi.

— Ne le quittez pas un instant, lui ordonna-t-elle et tenez-moi informée du moindre développement.

Il s’inclina et elle sortit pour se rendre au temple, accompagnée de sa suivante. Elle trouva le sanctuaire fermé et appuya sa poitrine contre la porte, les bras levés, les yeux clos, et elle pria : « ô ! mon père ! Touthmôsis va-t-il mourir ? S’il mourait… » Il lui sembla entendre un écho moqueur de sa pensée se répercuter dans un chuchotement à travers les colonnes et la cour intérieure vide.

S’il mourait. S’il mourait. S’il mourait…

Le soir venu, elle retourna dans la chambre du malade et s’assit à son chevet. Une humeur incolore suintait des pustules, coulait sur les draps et le mettait à l’agonie. Il l’appelait sans cesse, en faisant rouler d’un bord à l’autre de sa couche son gros corps flasque et mou, semblable au cadavre d’une bête. Elle se pencha sur lui et vit qu’il était inconscient et ne l’appelait que dans son délire. Il semblait se décomposer avant même d’avoir rendu le dernier souffle. La puanteur de cette putréfaction envahissait l’air, provoquant la nausée. Mais Hatchepsout ne broncha pas et elle continua à le contempler sans que la moindre expression vienne altérer la perfection de ses traits.

Aset se glissa dans la chambre, hésitante, les yeux rivés sur Hatchepsout, et, voyant que la reine gardait le silence, elle s’approcha de la couche en se bouchant les narines. Elle ne put retenir une légère exclamation en contemplant la masse humaine qui s’agitait en murmurant. La nuit était tombée et on avait allumé les lampes, mais leur douce lumière dorée ne parvenait pas à masquer la décomposition du corps. La seconde épouse se détourna et rencontra le regard insistant d’Hatchepsout posé sur elle.

— Vous l’aimez toujours à présent, Aset ? dit-elle d’une voix calme. Seriez-vous déjà lasse de contempler votre royal époux ? Auriez-vous l’intention d’aller vous réfugier dans la sécurité douillette de vos appartements ?

Elle appela le majordome de Touthmôsis qui se tenait derrière elle.

— Apportez un siège pour la seconde épouse et placez-le de l’autre côté de la couche. Asseyez-vous, Aset, asseyez-vous donc !

La jeune femme se laissa tomber sur son siège mais elle détourna la tête, jusqu’à ce qu’Hatchepsout lui dise d’une voix sifflante :

— Regardez-le. Il vous a sortie de la bassesse de votre condition et vous a comblée de plus de trésors et d’amour qu’aucune femme n’ose rêver d’en recevoir dans le courant de plusieurs vies. Et voilà que vous détournez les yeux comme s’il était un vulgaire mendiant aux portes du temple ! S’il se réveille, je veux qu’il voie posé sur lui votre regard adorateur, pauvre ingrate !

Les lèvres blanches, Aset obéit. Mais Touthmôsis ne se réveilla pas. Vers le milieu de la nuit, il se mit à geindre pitoyablement, comme un chien blessé, le visage inondé de larmes. Hatchepsout lui prit les mains et les serra avec force, et il soupira. Lorsque les cors sonnèrent la minuit, il mourut sur sa couche trempée de ses propres larmes.

Longtemps après le dernier soupir, elle demeura assise, les yeux fixés sur lui, en songeant au petit garçon grassouillet qu’elle taquinait gentiment, à l’adolescent grincheux qu’elle méprisait un peu, au pharaon dont l’importance à ses yeux était moindre que celle de ses ministres. À présent qu’il était mort elle éprouvait pour lui une sorte de pitié qu’elle n’avait jamais ressentie de son vivant. Que lui avait servi d’être Touthmôsis II ? Qu’avait-il jamais accompli, outre ce dont chaque homme se révèle capable, assurer sa postérité ? Elle pleura un peu sur lui, incapable de croire que le pharaon était mort, lui qui la semaine précédente avait encore abattu une trentaine d’oies et qui reposait à présent, ses mains dépourvues de vie crispées sur sa poitrine.

Elle se releva et s’adressa à l’assistance encore pétrifiée.

— Envoyez chercher les prêtres de Sem et lorsqu’ils auront emporté le corps, veillez à ce que les draps soient soigneusement purifiés ainsi que la couche.

Aset était toujours effondrée sur son siège, une expression d’incrédulité peinte sur son visage. Hatchepsout alla vers elle et la fit lever avec douceur.

— Allez retrouver votre fils, lui dit-elle. Il vous aimait tous les deux. Pour l’instant les mesures qu’il avait prises visant à restreindre votre liberté de mouvement sont levées. Vous pouvez vous promener où bon vous semblera.

Aset quitta la pièce d’un pas lourd, marchant comme dans un rêve.

Enfin, Hatchepsout partit à son tour. Elle ne pouvait toujours croire à la mort de Touthmôsis et il lui semblait qu’elle reprendrait demain sa routine quotidienne, pendant qu’il serait à la chasse, et que le soir ils dîneraient ensemble comme à l’accoutumée, tout en échangeant des plaisanteries. Le fait qu’à l’exception de cette pièce dorée et fétide rien n’avait changé lui paraissait presque une insulte à sa mort.

L’Égypte entière fut frappée de désespoir. C’était l’époque de l’année particulièrement défavorable pour la mort d’un pharaon et plus spécialement d’un pharaon jeune et vigoureux. Les moissons étaient presque achevées et les fellahs n’avaient rien d’autre à faire que de demeurer assis à échanger des commérages en regardant le fleuve monter. Et il était inévitable que des rumeurs contradictoires se mettent à circuler.

Hatchepsout était au courant de chacune d’elles. Un jour, vers la fin de la période officielle du deuil, elle envoya quérir le médecin de Touthmôsis ainsi que ses juges, Aset et le jeune Touthmôsis. Lorsqu’ils furent tous assemblés elle alla droit au fait.

— On m’a rapporté, dit-elle d’emblée, que certaines rumeurs insensées et infamantes sont en train de circuler. Du fait que nous savons tous de quoi il s’agit, je crois inutile de me souiller les lèvres à les répéter. Médecin, dites-nous de quoi mon frère est mort.

L’homme répondit sans la moindre hésitation :

— Il est mort de la peste, Majesté. Il n’y a pas l’ombre d’un doute à ce sujet.

— Serait-il possible d’administrer un poison susceptible de produire des symptômes comparables à ceux qu’il présentait ?

Le médecin secoua la tête :

— J’ai soigné des maladies de toutes sortes, pendant des années, et je n’ai jamais entendu parler d’un tel poison.

— Vous voyez les documents étalés devant vous ? Seriez-vous prêt à prêter serment devant Amon et Osiris ainsi que sur le nom de vos ancêtres, que le pharaon est mort de mort naturelle ?

Hatchepsout adressa un regard foudroyant à Aset qui restait silencieuse, ses yeux d’oiseau fixés sur le visage de l’homme. Il inclina la tête avec assurance.

— Je suis prêt à prêter serment.

— Est-ce parce que vous me craignez, noble seigneur ?

Il lui sourit.

— Majesté, je suis un homme âgé et à présent je ne crains personne d’autre qu’Anubis et son jugement. J’ai dit la vérité. Le puissant Horus est mort de la peste. C’est aussi simple que cela.

— Alors, asseyez-vous et veuillez apposer votre sceau sur ces documents. Mes hérauts les diffuseront dans toutes les villes et toutes les agglomérations du royaume ; et à dater de ce jour quiconque affirmera le contraire sera condamné à mort.

Le regard significatif qu’elle adressa à Aset n’échappa à personne. Il y eut un murmure d’approbation au milieu des juges. Elle leur demanda s’ils étaient satisfaits ; ils exprimèrent en chœur leur assentiment et sortirent en s’inclinant très bas. Aset sortit aussi, sans proférer un mot.

 

Pendant les semaines qui suivirent, l’Égypte attendit que la reine ratifie les prétentions au trône de Touthmôsis III et se proclame régente jusqu’à ce que l’enfant parvienne à l’âge adulte. Seuls ses proches ne furent pas surpris de constater que la proclamation attendue ne venait pas. Et les grandes roues du gouvernement continuèrent à tourner comme à l’accoutumée. Hatchepsout continuait à prier, à chasser, à danser et à donner des fêtes, tout comme si Aset et son enfant n’existaient pas.

Aset avait passé les jours qui avaient suivi les funérailles sous l’emprise d’une terreur incessante, s’attendant à se voir exilée d’un moment à l’autre ainsi que le petit Touthmôsis. Le temps passa et ses craintes s’estompèrent. Elle s’aventura à tâter le terrain dans l’espoir de parvenir à déceler les intentions de la reine. À chacune de ses tentatives, elle reçut une fin de non-recevoir polie mais ferme et dut se retirer, mal à l’aise et déconfite. Hatchepsout n’avait plus reparlé de lui interdire à nouveau l’accès des jardins et Aset les parcourait, furieuse, à longueur de journée, la colère l’emportant à présent sur la peur. Comme la reine ne se décidait toujours pas à proclamer les droits de son fils à la double couronne, elle résolut de prendre les choses en main.

Un matin, tandis qu’Hatchepsout dépouillait les dépêches en compagnie de Senmout, d’Inéni et d’Hapousenb, Doua-énéneh, le chef des hérauts, fit irruption dans la salle, hors d’haleine, les yeux hagards. À peine allait-il ouvrir la bouche qu’Ipouyemré, le second prophète d’Amon, se présenta suivi de Ménéna, les mains jointes sur sa bedaine, une expression de joie pieuse peinte sur son visage luisant.

— Prosternez-vous tous, hurla Senmout. Où vous croyez-vous, dans une taverne ? (Devant cette injonction ils s’aplatirent tous sur le sol.)

— Relevez-vous, dit Hatchepsout sans mauvaise humeur. (Elle promena sur eux un regard perçant pour essayer de deviner la raison de cette irruption soudaine, mais ils demeuraient silencieux.)

« Ipouyemré, mon ami, vous qui paraissez le plus pondéré, dit-elle, vous pouvez parler, car j’ai juré de ne jamais plus adresser la parole au premier prophète d’Amon. »

Il s’inclina et elle vit que ses mains tremblaient, bien qu’il essayât de les dissimuler.

— Un grand signe nous a été donné ce matin au temple, Majesté. Tandis que le prince héritier accomplissait ses devoirs d’acolyte avec les autres garçons et le grand prêtre, le puissant Amon s’est incliné devant lui.

La respiration d’Hapousenb se fit sifflante, Inéni laissa tomber son rouleau et Senmout sentit son cœur cesser de battre, mais ne bougea pas, le regard fixé sur le visage de Ménéna qui ne bronchait pas mais dont les lèvres tremblaient.

Hatchepsout aussi se tenait immobile, la main posée sur le Sceau, son collier d’or scintillant au soleil. Elle se détendit et sourit d’un air railleur.

— Vraiment ? dit-elle, en s’approchant de Néhési à qui elle rendit le Sceau. Et quelles conclusions tirez-vous de ce signe ?

— Eh bien, qu’Amon est satisfait du prince.

Elle eut un large sourire.

— Mon cher Ipouyemré, vous êtes comme toujours un loyal et fidèle serviteur, mais vous me redoutez beaucoup trop, comme il convient, bien entendu. Doua-énéneh, je vous remercie d’être accouru si vite. Dites-moi à présent ce qui s’est passé exactement.

Le héraut s’inclina, les lèvres pincées, les yeux durs.

— Le prince était en train de prier et il a demandé à Amon s’il serait un jour pharaon, comme son père le souhaitait.

— Et ensuite ?

Elle avait l’air de s’amuser d’une plaisanterie connue d’elle seule, mais Senmout sentit combien malgré tout elle restait tendue.

— Ensuite, au bout d’un moment, Amon a incliné sa tête d’or.

Doua-énéneh s’exprimait sur un ton neutre et dépourvu d’émotion. Son regard rencontra celui d’Hapousenb et ils se sourirent.

— Amon a incliné sa tête d’or, répéta-t-elle en posant les doigts sur ses lèvres d’un air pensif. Doua-énéneh, allez chercher le prince et sa mère et faites-les venir sur-le-champ. Ménéna, sortez et attendez dans l’antichambre. Ipouyemré, vous pouvez rester.

Une fois le héraut et le grand prêtre sortis, elle se tourna vivement vers les hommes qui demeuraient présents.

— Eh bien ? demanda-t-elle en haussant les sourcils.

Inéni prit la parole.

— Bien entendu, tout ceci doit être vrai, dit-il. Le signe a certainement été donné, sinon Ménéna et le prêtre ne témoigneraient pas de tant d’émotion. Pourtant…

— C’est une supercherie ! hurla Néhési. Le dieu ne s’incline devant personne, si ce n’est devant vous, puissante reine.

— Je le sais, répondit Hatchepsout. Nombreux sont ceux qui inclinent devant lui leur tête et non leur cœur.

— Je crois moi aussi qu’il s’agit d’un coup monté, dit Hapousenb. Qui se trouvait près de l’enfant au moment où cela s’est produit ?

— Ménéna, bien évidemment, répondit aussitôt Senmout.

— Ainsi que les autres acolytes, lui rappela Ipouyemré.

— Dans ce cas, fit remarquer Hatchepsout avec calme, si Ménéna était avec le prince, qui se trouvait derrière Amon dans le sanctuaire ?

Tous regardèrent Ipouyemré qui répondit en secouant la tête.

— Je ne sais pas. Je me trouvais avec les danseurs sacrés dans la cour intérieure où je ne voyais le prince et le dieu que de loin.

Doua-énéneh revint accompagné d’Aset et de Touthmôsis. Aset semblait tout excitée, les joues enfiévrées sous le maquillage. Le petit Touthmôsis, l’air solennel, s’inclina devant sa belle-mère et tante.

— Je te salue, Touthmôsis, dit-elle. Je viens d’apprendre la faveur dont le dieu t’a gratifié et j’aimerais en savoir plus. Raconte-moi cela.

Le regard clair de l’enfant croisa le sien. Sa mère l’avait prévenu que la reine ne l’aimait pas, qu’elle souhaitait lui voir quitter le palais, afin de pouvoir gouverner seule, mais il lui était difficile de haïr cette belle et grande dame au visage si parfait qu’il aurait voulu le contempler sans cesse.

— J’étais en train de prier. Je prie souvent, vous savez ! ajouta-t-il sur un air de défi.

— Tu pries souvent, c’est bien ! C’est une chose bonne et excellente que de prier, l’encouragea-t-elle avec un sourire.

Il sentit son courage revenir.

— J’avais décidé de solliciter l’avis d’Amon, dit-il de sa petite voix. (Ceux qui l’écoutaient eurent alors le sentiment qu’il ne faisait que répéter une leçon bien apprise.) Levant bien haut ma cassolette d’encens, je l’ai supplié de me dire si je serai pharaon.

— Vraiment ? Et qu’a-t-il répondu ?

— Il m’a souri, puis il a gracieusement incliné la tête. Il l’a penchée très bas, jusqu’à ce que son menton vienne toucher son auguste poitrine. Tous ceux qui étaient présents autour de moi l’ont vu.

— Humm ! Dis-moi, Touthmôsis, sais-tu qui je suis ?

— Vous êtes la reine d’Égypte.

— Et qui d’autre encore ?

— Je… je ne sais pas.

— Bien, je vais te le dire, puisque ta mère ne semble pas avoir été capable de le faire. Je suis aussi la fille d’Amon, son émanation sur terre, le fruit de ses entrailles sacrées ; et même avant ma naissance, il m’aimait déjà. Ses pensées sont mes pensées. Sa volonté est ma volonté. Crois-tu qu’il t’aurait dit que tu seras peut-être pharaon sans que je le sache ?

Aset émit un son à demi étouffé et fit un pas en avant. Touthmôsis, embarrassé, secoua la tête.

— Non… non, je ne le crois pas. Mais alors qu’est-ce que le dieu voulait dire ?

— Il voulait dire qu’il est content de toi. Il veut que tu travailles avec zèle pour son service et celui de l’Égypte. Et alors peut-être un jour seras-tu pharaon. Mais pas encore.

— Pas maintenant ?

Ses lèvres tremblaient et il les pinçait de colère.

— Mais je suis le prince héritier et par conséquent je dois devenir pharaon.

— Si Amon me dit qu’il veut que tu sois pharaon, je te le dirai. Mais ce ne sera pas avant longtemps. Tu n’es encore qu’un petit prince et tu as beaucoup à apprendre avant de pouvoir monter sur le trône d’Horus. Tu comprends ?

— Oui, dit-il sur un ton sec. Mais j’apprends vite, Majesté.

Elle baissa les yeux sur son visage rebelle.

— C’est vrai. Tu ressembles en tous points à ton grand-père, Touthmôsis Ier, mon père. À présent retourne dans tes appartements. Je désire parler à ta mère.

Il sortit la tête haute, les épaules en arrière. Hatchepsout ordonna de faire entrer à nouveau Ménéna. Elle se contenait avec difficulté, s’efforçant de se montrer juste face à cette stupide manigance pour s’approprier le pouvoir. Comme Ménéna reprenait sa place auprès d’Aset, Hatchepsout s’aperçut qu’elle avait recouvré tout son sang-froid.

— Le dieu ne s’incline devant personne, si ce n’est devant moi, dit-elle. Toute l’Égypte le sait depuis le jour de ma naissance. En essayant de faire jouer cette ignoble et lamentable comédie à un enfant qui croit en son dieu, vous avez déshonoré Amon et n’avez réussi qu’à provoquer un semblant d’agitation parmi ceux qui n’ont rien de mieux à faire que de se livrer aux commérages. Si vous avez cru pouvoir me forcer la main, cela prouve seulement votre folie et votre naïveté. Comment avez-vous pu croire que j’allais me précipiter pour poser la couronne sur la tête de Touthmôsis et abandonner le pays entre les mains de quelqu’un comme vous ? (Elle eut un sourire dédaigneux.) Mais vous ne méritez même pas mon mépris.

Aset écoutait en témoignant la plus vive agitation et en chiffonnant sa robe. Soudain elle éclata.

— Mon fils est de droit le prince héritier de la couronne. Telle fut la volonté de son père.

— Mais son père est mort, rétorqua Hatchepsout. De son vivant j’étais déjà l’Égypte et je suis toujours l’Égypte. Le petit Touthmôsis ne serait que trop malléable entre vos mains et vous auriez tôt fait de rendre exsangue mon pays bien-aimé. Croyez-vous que les soldats et les prêtres répondraient à votre appel ? Auriez-vous traversé ces sept dernières années dans le plus parfait aveuglement ? (Elle éleva les bras.) Vous avez joué votre dernière carte. Ma patience est à bout. Je ne veux plus entendre parler du moindre complot. Dans le cas contraire, je n’hésiterai pas à vous condamner pour trahison et à vous faire exécuter. Votre fils et vous vous représentez un danger pour ce pays que vous prétendez aimer tous les deux. À présent, sortez.

Aset aurait voulu répondre. Ses lèvres remuaient et ses yeux lançaient leur venin vers Hatchepsout. Mais Néhési fit un pas en avant qui la fit reculer et sortir en toute hâte.

— Vous êtes trop clémente, Majesté, dit Senmout. Ces serpents ne sont bons qu’à être écrasés sous le talon.

— Peut-être, répondit-elle avec lassitude, mais je ne veux pas priver un beau-fils de sa mère naturelle, juste après la mort de son père. Je ne pense pas que Ménéna puisse faire grand-chose à présent que Touthmôsis n’est plus là pour le soutenir. Néhési, assurez-vous que les suivants de Sa Majesté les surveillent sans répit. Senmout, je veux la liste de tous les prêtres en fonction dans le temple, du plus petit acolyte à Ménéna. Je n’ai pas encore décidé de ce que je vais faire, mais je suis loin de songer à abandonner la couronne au petit Touthmôsis.